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Chroniques
Otello | Othello
opéra de Giuseppe Verdi
En 1616, William Shakespeare, quinquagénaire, s’éteignait.
L’année lyrique 2016 célèbrera donc, ici et là, le tétracentenaire de la disparition du plus illustre dramaturge, dont l’œuvre, à travers le temps, influença de diverses façons, écrivains, romanciers, gens de théâtre ou de cinéma et jusqu’aux peintres. Rien qu’à l’opéra, entre The fairy queen de Purcell, l’Oberon de Weber, Le songe d’une nuit d’été de Thomas et le Midsummer night's dream de Britten, il y aurait de quoi, à partir d’une seule pièce du poète des Warks’ [lire nos chroniques du 7 février 2009, du 24 avril 2011 et du 28 novembre 2015]. Le répertoire s’avère bien plus vaste, rien qu’avec ce que générèrent Romeo and Juliet, de Benda à Bernstein en passant par Bellini, Gounod, Delius ou Stenhammar [lire nos chroniques du 21 novembre 2007, du 24 juillet 2011, du 23 avril 2006 et du 6 juillet 2014], The merry wives of Windsor avec les Falstaff de Balfe et de Salieri, puis Die lustigen Weiber von Windsor de Nicolai [lire notre chronique du 5 février 2015], The tempest à Winter, Martin et Adès [lire notre chronique du 27 septembre 2004], The merchant of Venice à Hahn et à Tchaikowsky [lire notre chronique du 27 mai 2015 et notre critique DVD], mais encore Hamlet [lire notre chronique du 3 juin 2010], Measure for measure [lire notre chronique du 14 juillet 2013], Much ado about nothing [lire notre chronique du 7 avril 2003], Richard III [lire notre chronique du 22 janvier 2012], King Lear [lire notre chronique du 17 mai 2014] ou Antony and Cleopatra [lire notre critique du CD]. Bref, sans même évoquer de nombreux opus musicaux (ouvertures, musiques de scène, symphonies, ballets, poèmes symphoniques, etc.), 2016 n’y suffira pas !
Quant à Giuseppe Verdi, s’il n’a pas mené à terme Re Lear (livret de Cammarano et Somma), son génie dramatique s’est avantageusement nourri de la fantaisie shakespearienne, d’abord avec Macbetto dès 1846, enfin Falstaff en 1892, son dernier opéra. Quant au passionnant Othello, the Moor of Venice conçu par le Britannique au printemps 1604 (dans un contexte historique expliquant l’imaginaire hispanisé et le scandale du rejet de l’homme de couleur*), après avoir inspiré Rossini (1817) dont l’ouvrage sera donné au Liceu dans quelques jours (3 et 6 février, versions de concert), il gagna l’univers verdien à la fin du siècle, via l’adaptation d’Arrigo Boito : Otello fut créé à La Scala, le 5 février 1887. Le fameux théâtre de Barcelone le découvrit à l’automne 1890. Après dix ans d’absence, sa scène accueille pour neuf représentations la production que signait Kriegenburg en 2010 à la Deutsche Oper de Berlin.
Saluons d’emblée une équipe de chanteurs qui s’investit sans compter dans la défense de cette mise en scène tant précise qu’exigeante dont le bien-fondé, aussi inventif soit-il, plonge avec courage au cœur du drame. Ivo Mischev est un Hérault fidèle, Roman Ialcic un Lodovico solide [lire notre chronique du 1er février 2011], quand, sonore, Damián del Castillo campe un Montano bien accroché, déjà remarqué à Peralada l’été dernier [lire notre chronique du 1er août 2015]. Également distingué lors du festival catalan, le Roderigo de Vicenç Esteve Madrid satisfait moins pleinement ce soir. Avant de le chanter au Met’ en avril, le ténor russe Alexeï Dolgov incarne d’un timbre clair fort avantageusement impacté un Cassio évident, à l’aigu flatteur. Aguerrie au répertoire verdien (Amneris d’Aida, Maddalena de Rigoletto, Ulrica du Ballo, Azucena du Trovatore, etc.) sa compatriote Olesya Petrova livre une Emilia de toute splendeur : voix d’exception, naturelle et profonde, chant luxueusement enveloppant, les atours d’un grand mezzo sont réunis.
On retrouve avec émotion Ermonela Jaho, vaillante Desdemona, dont le timbre s’est ouvert, au service d’un art subtilement nuancé [lire nos chroniques du 7 juin 2014, du 19 avril 2011 et du 12 octobre 2010]. Sa présence au texte n’a d’égale que celle du Maure et de son dompteur : l’Otello impérieux, fulgurant, de José Cura, attachant dans son obstination maladive, et probant Iago de Marco Vratogna, élégamment méphitique, dont la nuance finement travaillée induit l’infernale perversion du jeu.
À la tête de l’Orquesta Sinfónica del Gran Teatre del Liceu et de son Chœur, dûment préparé par Conxita Garcia, Philippe Auguin donne une interprétation leste, sans l’inscrire dans une tonicité véritablement dramatique. De cette fosse, où les contrebasses ont à gagner quelques progrès (scène du meurtre), l’on applaudit la tendresse des violoncelles dans la scène amoureuse de l’Acte I, la bonne santé des cuivres du II, l’onctuosité et l’endurance générale.
Avec la complicité d’Harald Thor pour la scénographie, Stefan Bolliger aux lumières et Andrea Schraad quant aux costumes, Andreas Kriegenburg invite Otello dans un camp de réfugiés surveillé par une soldatesque d’aujourd’hui. Au proscenium d’un ample dortoir superposant les étroites cellules où, sous un toit de valises, des miséreux regardent les images télévisées d’une guerre contemporaine, un salon de fortune s’impose comme l’espace où les généraux fomentent leurs trames comploteuses. En face, un bureau rudimentaire de bois usé sert à l’administration militaire. C’est là qu’ébranlé Otello déchire le télégramme du Doge ; c’est de ce poste que Roderigo et Iago soulent Cassio sans boire eux-mêmes – Beve con me vertigineusement pernicieux. Presqu’en hors champs gauche, des lavabos collectifs sur carrelure copieusement entartrée : là se joueront les prémices du crime passionnel, quand le Maure répudie publiquement sa belle (III). L’extrême justesse de chaque intention et la rigoureuse construction des personnages concourent à la réussite de cette proposition. Les deux seuls moments d’intimité du couple ont lieu dans une chambre « de campagne », réduite à son strict minimum (lit, évier). Dans le regard, dans le geste, la relation amoureuse est omniprésente.
Rien n’est laissé au hasard pour le trio de tête. Desdemona est proche des enfants auxquels elle distribue la soupe. C’est bien pour cela que Iago s’attire les petits à généreux lancers de monnaie : complice purs de son ignominie bonhomme (Credo in un Dio crudel), l’innocence confondra l’innocence, dissimulant le jaloux aux regards de Cassio et trempant sans le savoir dans l’affreuse entourloupe du fazzoletto (III). D’apparence d’abord calme, posé, cet Otello est en contrôle ; dès que surviennent les premiers doutes, des tics légers l’assaillent qui, sans qu’un sort plus pesant leur soit fait, signalent le début des hostilités intérieures. De là, plus rien ne va. Le chef réclame, revolver sur la tempe, une preuve. Pour finir, à la découverte du pot aux roses, le félon affronte sans ciller l’arme sur lui pointée, venant baisser son canon de sa seule force de persuasion : cartes abattues, impossible à la victime de s’échapper de l’emprise de ce pervers narcissique. Après avoir étranglé la colombe, Otello étouffe dans l’oreiller le coup de feu par lequel il s’en libère à jamais – nouveau transfert hitchcockien du geste. À l’instar de ses Ring et Soldaten [lire nos chroniques du 13 décembre 2015 et du 31 mai 2014], Kriegenburg révèle une maîtrise admirable.
BB
*Peter Ackroyd, Shakespeare, the biography, Chatto & Windus, 2005